Claire Maugeais
Trois interventions ralises entre 1993 et
1994
Sylvie Collier (1995)
Si l'espace,
o le spectateur reoit physiquement la question de sa situation (O es tu...?) est lĠenjeu de ces actes artistiques, le
facteur d'intervention demeure le mur, les murs. Depuis ses premiers travaux
autonomes, le pouvoir du mur est une articulation dterminante dans le travail
de Claire Maugeais. Elle a construit, par exemple, des structures orthogonales
en contreplaqu, matrialisant des sparations aux deux faces visibles. Le
spectateur doit alors contourner la surface plane, quitter ce quĠil vient
dĠapprhender comme avers pour regarder le revers. Ces structures, indpendantes
de leur espace dĠexposition, se donnent, du fait de leur paisseur et de leur traitement en plans distincts, comme des murs en reprsentation autant que comme des supports de picturalit (ce qui fut de tout temps une fonction du mur). Le traitement des plans, par teinte monochrome souvent vive, ou
bien par encollage dĠune photocopie agrandie aux limites de la surface, est lui-mme commentaire de muralit. Si la
monochromie, dans le champ historique de la peinture, appelle une indistinction de profondeur, le passage de la couleur au
rouleau, le lisse, sont peu quivoques de la planit.
Ces principes sont devenus dans les trois oeuvres
prsentes ici plus subtiles, plus complexes, tout en gardant un singulier
pouvoir dĠaffirmation. De murs en reprsentation, lĠartiste est pass
leur ralit, mais sans perdre le bnfice du reprsentatif et de
lĠexemplification.
Dans ÒO es tu, lorsque tu es l o tu es?Ò, le spectateur en entrant fait face une grande fentre de type industriel (le lieu est dans une ancienne usine); autour de celle-l, le revtement intouch de la galerie: le blanc. A main droite, le mur est vert; main gauche, il est recouvert dĠun beau spcimen papier fleur. Si lĠon sĠavance et si lĠon se retourne, 180 Ħ, le mur dĠentre apparat comme un cran, seul plan admettant des perspectives en projection; ici, celles dĠune architecture dĠusine (nous y reviendrons). Mais le grain noir accusant le procd de la photocopie agrandie, annule partiellement les illusions de profondeur et contamine l'ensemble en papier peint.
Les plans muraux de la galerie,
souligns encore par lĠhorizontalit brillante du sol
dgag, imposent presque au spectateur de faire quatre fois face, quatre fois
dos au mur, nonobstant un dcrochement trait de faon lĠannuler
partiellement (il reoit lĠimage dĠarchitecture auquel il est parallle).
DĠun
ordre similaire, transparency apporte de nouvelles touches dĠapproche, qui ne semblent pas, au premier abord, prparer la
violence de Rve de jardin compos presque simultanment (les valeurs
dĠoppositions seraient aussi en action dans la procdure cratrice).
Rve
de jardin, conu presque simultanment
est un rvlateur tranchant des antinomies en action. En tant que friche industrielle, le lieu choisi reprsente le pass dĠune activit. Il garde cependant une puissance de ralit prsente qui transpose tout espace prvu
effet dĠart en parcours de loisir. lĠintervention proprement dite est dans une pice de
surveillance, cube architectural clos, donnant par deux fentres dĠangle sur un
gigantesque atelier dont les piliers carrs quadrillent un vaste
tendue. Espace voulu sans mystre, maintenant assig du secret de
lĠobscurit et du bruit touff dĠobjets et de dbris dlaisss, de monceaux de
vtements ports et abandonns l par une entreprise caritative. La petite pice
elle-mme, sans luxe hirarchique (vier, non et lino), a t enrichie partiellement,
lĠoppos des fentres, dĠun papier peint fabriqu par lĠartiste et dĠun poster choisi. Ce dernier nĠappartient plus, ou
peine dans son statut dĠimage, ce kitsch chic utilis dans le papier fleurs de
O es tu... et les arbres ct, nĠont pas la monotonie de la fabrique
en srie. Opposs la monochromie jaune et orang qui leur font face, ils donnent un instant lĠillusion de
ce Rve de jardin, dĠun Eden colonial, de la srnit dĠun
parc anglais, d'un Òdcor de la maisonÒ qui chapperait presque la prfabrication. Les murs qui sparent de lĠatelier, trop joyeux, russissent un
instant leur fonction isolante.
En action, plus que
jamais, la statgie des contraires. Le chez soi contre le monde hostile. Le jardin face lĠusine. La richesse face
la misre. le regardeur et le surveill. La lumire et l'obscurcissement: sous la double fentre dĠangle deux projecteurs puissants sont dirigs sur lĠarchitecture fonctionnelle
envahie dĠombres et des signes de l'exclusion sociale.
Mais cette mise au clair n'est pas simplification. Les croisements du pictural l'architecture, de l'intime au public ou au social se btissent aussi d'un travail l'autre. dans les trois oeuvres, Claire Maugeais procde une interrogation de notre histoire spatiale qui value la difficult des enjeux actuels; La reproduction d'architecture ouvrant le mur d'ent de O es-tu, lorsque tu es l o tu es ? imposait au spectateur un retour littral sur lui mme. Les btiments, pour qui ne reconnaissait l'usine transparente, pouvaient aisment passer pour l'un de ces ensemble architecturaux si familiers: bureaux, cole, lieux de travail dont la distribution spatiale organise toujours notre prsent (car le Òpost-modernismeÒ des architectures rcentes n'a gure modifi celle-l). Cette image, pourtant, n'tait pas de cette banalit, mais renvoyait au modle original. Car bien que le cadrage soit centr sur un btiment annexe, il s'agissait de l'usine de Walter Gropius Alfeld, cette premire architecture vritablement moderniste, contemporaine du cubisme analytique, premire utilisation vritablement fonctionnaliste des materiaux nouveau au profit de la transparence du mur. En fait vidence cette mince cloison extrieur de verre quĠaucune mur porteur ne soutient lĠangle du btiment. CĠest ce modle mme qui t appliqu pour les fentres angulaire de la pice de surveillance Marseille. Ce mur allg sa pellicule symbolique dĠcran entre dedans et dehors, dmatrialise au profit de la production industrielle moderne est la prfiguration existante des utopies les plus claires. C'est la transparence de cette cloison qui permet l'espace du dehors de parvenir jusqu'au coeur de l'intrieur le plus clos, en lui apportant la lumire de la modernit. Klein, plus encore que Le Corbusier ou mies, a pouss son paroxysme cette vision de limpidit, lorsqu'il a convaincu l'architecte Werner ruhnau de mettre au point des murs et des toits d'air qui garderaient la fonction protectrice de l'cran, tout en permettant la visibilt absolue. Que resterait-il en effet de l'homme nouveau, heureux du bonheur moderne et universel? Le partage des mmes valeurs engendre l'inutilit du secret.
L'interrogation historique de l'espace se manifeste aussi dans la relation du pictural l'architecture. Plus que deux modes artistiques, ces termes recouvriraient ici d'une part le reprsentationnel (qui offre au regardeur des propositions visuelles) et d'autres part la ralit de notre espace, puisque l'architecture a cette proprit d'intervenir dans celle-l, serait-ce notre corp dfendant. Dans les oeuvres prsentes, la couleur monochrome soigneusement applique au rouleau est exactement la rencontre-limite des deux aspects. A l'origine de son histoire moderniste, le monochrome a t, les constructivistes, le dernier tableau de la reprsentation bourgeoise avant le passage l'intervention dans le rel, dans l'espace de la vie. Plus tard, le Vide de klein, monochrome blanc appliqu au roulor sur les quatre murs de la galerie, fut peut tre la manifestation la plus aboutie de l'immatrialit totalisante (sinon totalitaire) souhaite par le modernisme. Transformation effective de l'espace, une telle dmarche ne pouvait qu'en appeller dans sa logique, comme nous l'avons vu, la ralit architecturale (bien que le passage de l'utopie au rel soit toujours problmatique chez Klein). Mais klein ne fut pas le seul peintre dont la dmarche avait pour corollaire la dimension architecturale. Ce fut, on le sait de Mondrian, dont la rfrence dans le travail de Claire Maugeais est plus explicite. Pour l'hommage qui lui est rendu dans Transparency, les prises photographiques des faades de maisons hollandaises - o, de la rue on voit l'espace priv -, rvlent l'analyse de l'artiste, se replaant dans l'oeil du peintre, abstrayant partir du visible des rythmes d'harmonie. Affinit aussi, du peintre hollandais l'artiste d'aujourd'hui, dans cette ncessit d'tablir la binart des corrlations. ÒDans la natureÒ, crit ainsi Mondrian pour De Stijl, Ònous pouvons constater que tous les rapports sont domins par un seul rapport primordial, celui de l'extrme un en face de celui de l'extrme autreÒ. Est-ce pour cette raison que Claire Maugeais a plac l'oppos des faades, du vert, cette couleur que dtestait Mondrian?
Dans ces reprises de l'espace moderniste, o se situe l'hommage, o se situe la critique? Pourquoi Mondrian se serait-il tromp en organisant cette merveilleuse harmonie universelle fonde sur les orthogonales rythmes et les plans? En Quoi un rve d'absolu peut-il tre rduit sa portion congrue de peinture de btiment sur un mur? Pour quelle raison les principes de l'architecture de verre se sont-ils retourns en dperdition reproductive? L encore, la ralit de l'architecture est plus explicite de la drive des utopies que ne peuvent l'tre les promesses de bonheur offerts par la peinture. Qu'elle s'adresse l'habitat individuel, compartiment en fonctions spares et dinies, ou bien la production fonde sur la division du travail et des profits, la mise en place de l'architecture moderniste a rvl depuis longtemps que l'unit transparente est difie sur la sparation sociale et spatiale, voire sur la fragmentation de l'individu, de son temps et de son espace. transparent l'conomie et la production, parce que structur par elles, l'espace intime n'est plus que platitude dcorative, ÒpersonnaliseÒ selon toutes les catgories de nos rves.
Sans doute de tels fait ont-ils dj reu leur part de critique. L'Arte Povera, certain artistes du Land-art, fortement oppos la rduction de lĠindividu au compartimentage sriel et transparent de la socit conomique ont rinvent la chaleur communautaire de lĠarchitecture circulaire, la sensualit rugeuse du mur, l'odeur de la nature, lĠinformel du nomadisme. Mais dans ces trois installations, le travail de Claire Maugeais renvoie ces propositions, aussi gnreuses fussent-elles, au romantisme, ou au mieux une tentative utopique dĠopposer nos fondements primitifs lĠutopie du progrs. Car lĠesprit communautaire des socits tribiales ou archaques, o le sociale et lĠintime ne connaissent pas de frontires, nĠa plus d'cho dans notre apprhension sociale et psycho-spatiale d'aujourd'hui. L'architecture moderniste est peut-tre dj une friche, mais elle a construit notre sensibilit. En nous mettant face au mur, Claire Maugeais nous montre quel point nous lĠavons toujours dans le dos. CĠest notre espace hic et nunc qui est ainsi cloisonn, de ces cloisons virtuelles qui rendent notre intimit contrloble, rifiable, exploitable, ouverte aux manipulations. En sondant cette dichotomie entre la lumineuse aspiration l'harmonie de la modernit et son revers, il s'agit donc de rejouer le pass, d'clairer la faille o quelques chose a dvi, de re-tablir l'quilibre, le jardin face l'architecture. La question demeure: entre rel et reprsentation, existe-t-il un cart infra-mince qui modifierait notre espace et notre imaginaire, o le jardin ne serait plus un rve de papier?